12 mai 2012

Ludivine, émois...

Je ne l'aimais pas, au sens que je ne pensais jamais à elle avec tendresse. Nous n'étions l'un pour l'autre que des sexes. À l'époque, ça m'arrangeait. Elle n'était pas jolie non plus, se tenait mal et s'exprimait en avalant ses mots. Elle parlait le tchèque aussi bien que moi le français, pour avoir vécu à Prague quelques années, au sein d'une communauté d'artistes. Son ironie était cinglante.

Elle m'avait plu ainsi : son regard, l’œil pétillant, plus lubrique que coquin, et ses aisselles fournies qu'elle ne cachait nullement. Je la connaissais de vue, c'est vrai. Sa voix ne m'était pas étrangère. Jamais je n'aurais pensé à elle sous le rapport amoureux ou sexuel sans cette vision qu'elle m'offrit — et offrit à toutes les personnes présentes — un soir d'été à la terrasse d'un bistrot fort achalandé. Je vis cette femme qui discutait à trois tables de la mienne lever un bras soudain pour rejeter en arrière ses longs cheveux et révéler ce faisant un remarquable et fort affriolant bouquet noir. J'en fus saisi.

Je ne suis pas homme à me contenter d'emporter ma vision afin d'en jouir par l'imagination solitairement. Je fis ce qu'il fallait faire et le soir même nous étions dans son lit.

J'ai le souvenir d'une soirée, peu de temps après. Ludivine et moi dansions. Tout y passait, et nous transpirions fort. Plus tard, assis un peu à l'écart mais pas au bout du monde, nous sirotions nos bières et fumions tout en devisant à mi-voix. Nous étions assis côte à côte et pour dire le vrai, nous parlions de cul. Nous étions moites à tous égards, elle surtout dont les aisselles découvertes, humides, dégageaient un musc pour le moins capiteux. J'en respirais avec volupté les effluves. Chacun de ses mouvements propulsait vers mon nez ce terrible bouquet. Je dis « terrible », pensant à ces pauvres filles que la pensée de la moindre odeur intime horrifie et qui se jetteraient à l'eau plutôt que de consentir à puer un peu et d'être adorées pour ça. Moi, c'est ainsi, je préfère les femelles aux poupées. 

Ludivine savait. Elle ne détestait pas sentir ainsi. Elle mesurait son charme rare à son effet sur moi. Ça me rendait positivement fou. Fou, je suis joyeux, spirituel, plein de verve, tous les sens aiguisés. Surtout, je suis capable de demeurer coi, d'être patient, de jouir autant maintenant — par les sens, sans toucher à la chair — que plus tard, à l'heure de sombrer dans le stupre.

Le vocabulaire est chiche et les odeurs complexes, volatiles, nuancées même quand elles sont vigoureuses. Ce n'est pas tant une odeur que je voudrais décrire que l'atmosphère transfigurée, électrisée par ces bouffées dont les véhémentes vagues gonflaient mes naseaux, me procurant une sorte d'ivresse olfactive.

À quoi pensez-vous donc ? Ce n'était pas un relent aigre d'aisselles après une semaine de turbin sous le soleil dans une arrière-cour et sans douche, ce n'était pas encore le vieil oignon, si ça piquait, mais quelque chose de chaud, de sucré et de très épicé : cannelle et gingembre mêlés, cuberdon et clou de girofle. Ça me faisait au nez un effet similaire qu'au palais un vin de classe éventé : il est piqué, mais ça reste du vin, le vin qu'il fut, on perçoit encore malgré tout son cassis, ses fraises, ses mûres. Il se devine pleinement, tout débiné qu'il soit. Si j'osais, je dirais que je le goûte virtuellement mieux ainsi, semblable à ces visages de femmes vieillissantes qui nous émeuvent pour la jeunesse évanouie qui s'y reflète et que nous regarderions à peine s'ils retrouvaient cette jeunesse, ce lissé, ce terne éclat des choses qui souffrent de n'avoir pas vécu.

Bref, nous étions là, moi surtout. Je voulus humer à la source le feu, le soufre. Ludivine leva naturellement le bras et je gagnai du nez l'odorant sanctuaire de son aisselle. Je m'y perdis. Nous n'étions pas tant que ça à l'écart et j'en voyais qui nous zieutaient avec un mélange de gêne et de fascination. Je m'en souciais comme du temps des cerises, Ludivine itou. J'acquis ainsi et conservai auprès de certains, des mois durant, la réputation d'un sulfureux énergumène.

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